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                   http:/www.fredforest.org 
                  22. 
                  2000- 
                    LE GRAND NAIF DE L'INTERNET PAR PIERRE RESTANY 
                  Préface 
                    au livre de Fred Forest : Fonctionnement et dysfonctionnements 
                    de l'art contemporain, un procès pour l'exemple. 
                  Au terme d'un parcours déjà 
                    vieux de plus de 30 ans, et que je me suis 
                  attaché à suivre 
                    depuis le début de son émergence, ma réflexion 
                    sur le 
                  travail de Fred Forest s'est 
                    opéré à plusieurs niveaux. Chaque constat 
                    a 
                  été pour moi 
                    l'occasion de mesurer l'envergure conceptuelle de la notion 
                  d'art à travers sa projection 
                    directe sur la trame vitale du tissu social. 
                  C'est toujours l'artiste en 
                    Forest qui m'a permis d'apprécier, par rapport 
                  à la pulsion expressive 
                    collective, l'évolution du domaine conceptuel de 
                  l'esthétique. C'est 
                    en effet un seul et même artiste, Fred Forest, qui est 
                  passé de l'art sociologique 
                    à l'anthropologie télématique, en passant 
                    par 
                  l'esthétique de la communication. 
                  Fred Forest est apparu sur 
                    le panorama expansif de ce questionnement 
                  artistique au moment où 
                    l'Occident vivait le symptôme avant-coureur d'un 
                  changement radical de société 
                    et du système de production, c'est-à-dire mai 
                    1968. C'est à ce moment-là-là que le 
                    rapport art-communication a changé à la fois 
                    de vitesse et d'amplitude. La communication, en fait, a acquis 
                    une nouvelle conscience de son territoire artistique, des 
                    droits et du devoir qui en résultaient : sa vertu critique 
                    et sa vertu d'éveil en ce qui 
                  concerne les critères 
                    humains et humanistes de la transmission d'un message gratifiant 
                    dans sa vérité et non plus dans sa beauté. 
                    Cette réflexion sur le caractère profondément 
                    humain et poétique de l'ensemble des dispositifs et 
                    des méthodes d'intervention sur le social était, 
                    bien évidemment, dans l'air du temps au début 
                    des années 70 et elle a constitué le moment 
                    fort des activités du collectif d'art sociologique 
                    qui a rassemblé Hervé Fisher, Fred Forest et 
                    Jean-Paul Thénot. 
                  Le passage de l'art sociologique 
                    à l'esthétique de la communication, qui se concrétise 
                    chez Fred Forest vers les années 1983, pose la barre 
                    de cette réflexion à un niveau supérieur. 
                    Un niveau qui exclut toute fracture, toute rupture dans l'évolution 
                    du questionnement artistique. Il s'agit chez 
                  Forest d'une suite logique, 
                    d'une adaptation fondamentale à la 
                  communication qui se caractérise, 
                    dans les années 80, comme un moyen d'investigation 
                    du réel de plus en plus complexe, de plus en plus fluide 
                    et de plus en plus riche dans les multiples facettes de son 
                    expressivité autonome.  
                  Quand Fred Forest parle d'esthétique 
                    de la communication, il pose le problème d'une véritable 
                    morale du langage, d'une philosophie de l'action conçue 
                    en termes esthétiques. Les dispositifs humains sont 
                    projetés dans le social de la même manière 
                    que la poésie est projetée dans le langage. 
                    La communication relève de l'esthétique, non 
                    pas au niveau de l'apport référentiel, mais 
                    au niveau de la conscience critique : son message est de moins 
                    en moins conçu comme "beau" mais de plus en plus comme 
                    "vrai". Passage capital que celui du beau au vrai. Du beau 
                    de l'esthétique canonique au vrai de la sociologie 
                    artistique, c'est-à-dire au vrai qui emprunte aux techniques 
                    de la communication tous les éléments structurels 
                    qui lui permettent de bâtir un système. Un système 
                    conçu à partir de dispositifs et de moyens stratégiques 
                    qui sont des apparences tendant à la diffusion de la 
                    vérité. L'esthétique de la communication 
                    correspond justement à ce passage d'un art de la représentation 
                    à un art de la présentation. L'activité 
                    esthétique de Fred dans la communication consiste à 
                    assumer intégralement la logique opérationnelle 
                    de ses systèmes qui sont des dispositifs de présentation 
                    de la vérité. Et quand ces systèmes deviennent 
                    des réseaux d'une envergure planétaire, cette 
                    esthétique du vrai bascule dans l'anthropologie postindustrielle. 
                  La pensée de Fred Forest 
                    a pris cette inflexion radicale au tournant des 
                  années 90. Il vient 
                    d'écrire un livre, "Pour un art actuel, l'art à 
                    l'heure 
                  d'Internet", qui est à 
                    la fois une analyse évolutionniste et un manifeste 
                  d'ethnographie postindustrielle 
                    appliquée. Parlant du rapport art et 
                  technologie, ce livre présente 
                    une analyse fort significative. Les 
                  questions que Fred Forest se 
                    pose sont celles à la fois de l'entomologue et de l'ethnographe 
                    : "l'art qu'est-ce-que-c'est-que-quoi-donc ?", "qu'est-ce 
                    qui change avec les technos ?", "artistes, espèce en 
                    voie de disparition 
                  ?". Ces procédés 
                    d'analyse et d'investigation du "Territoire de l'art à 
                  l'heure d'Internet" rappellent 
                    de façon frappante ceux qu'ont employé les 
                  nouvelles sciences humaines 
                    dès leur apparition durant la seconde moitié 
                    du siècle passé. On pense à Durkheim, 
                    à Mauss, à Lévy-Bruhl, à Lévi-Strauss. 
                  Et dans ce nouveau livre, quand 
                    Fred analyse de façon scientifique les 
                  fonctionnements et dysfonctionnements 
                    du milieu de l'art contemporain, il 
                  va droit au but et nous démontre 
                    qu'à l'heure de l'Internet tout un pan de 
                  l'art actuel, en tant que vecteur 
                    humaniste de la communication, a 
                  radicalement basculé 
                    du champ de l'esthétique dans celui de l'anthropologie 
                    postindustrielle.  
                  Sa longue réflexion 
                    dans ce même ouvrage sur "Un procès pour l'exemple", 
                    illustre bien l'évolution logique de son parti pris 
                    moral. Sa philosophie de l'action axée sur le concept 
                    gratifiant de vérité n'est plus conçue 
                    en termes d'esthétique mais bien en termes d'anthropologie. 
                    Le glissement de terrain conceptuel chez Fred s'est produit 
                    encore une fois sans fracture, dans la fluidité évolutive 
                    des structures de la communication télématique. 
                    Art sociologique, esthétique de la communication et 
                    aujourd'hui anthropologie postindustrielle, la pensée 
                    morale de Fred Forest évolue en parfait synchronisme 
                    avec l'extension planétaire des réseaux télématiques 
                    de la culture globale : l'anthropologue et l'artiste, la main 
                    dans la main.  
                  Le grand mérite de Fred 
                    Forest ne réside pas seulement dans ce glissement du 
                    terrain conceptuel de sa pensée. Il va tout naturellement 
                    au cœur des choses et assume intégralement le néo-primitivisme 
                    de notre univers télématique. Je salue en lui, 
                    au-delà même de l'analyste lucide et du voyant 
                    inspiré, la puissance de sa conviction vitaliste. Fred 
                    Forest est le grand naïf de l'Internet et il est fier 
                    de l'être. Cette fierté, que je salue, est à 
                    mettre entièrement à son crédit d'artiste. 
                  Pierre Restany 
                  Paris, le 18 décembre 
                    1999 
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