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                   4. 
                  1974- 
                    ART ET COMMUNICATION PAR PIERRE RESTANY 
                  Coloquio 
                    Artes 2ème série/16° ano 1974 
                  Le travail de Fred Forest est 
                    exemplaire. Exemplaire parce qu’il est expérimental 
                    mais aussi profondément humain. Il préfigure 
                    le plein emploi (et le plein usage) de la fonction sociale 
                    de l’art. Toutes ses actions sont des animations, c’est-à-dire 
                    des opérations de catalyse tendant à libérer 
                    les réflexes et les pulsions spontanées de l’auto-expressivité 
                    individuelle. 
                  Notre civilisation occidentale 
                    est basée sur une structure répressive de l’information, 
                    ce n’est un secret pour personne :, mais il est plus facile 
                    de philosopher sur l’information que de nettoyer les écuries 
                    d’Augias. Les mass media à travers le raffinement de 
                    leur organisation et leur extension proliférante ont 
                    accentué la passivité du public vis-à-vis 
                    de l’information : passivité dans la réception 
                    du message, conformisme inhibant (prétexte à 
                    toutes les paresses mentales) lorsqu’il s’agit de l’émission 
                    du message. 
                  " L’animateur " 
                    qu’est Fred Forest cherche précisément à 
                    inverser la vapeur dans un domaine où l’anarchie des 
                    moyens rencontre la plus redoutable inertie des fins. La technologie 
                    des mass media nous offre des possibilités d’action 
                    extrêmement flexibles. Encore faut-il les structurer, 
                    les organiser, trouver la formule la mieux adaptée 
                    au but à atteindre. 
                  Les formules que Forest présente 
                    au public sont d’inspiration ludique. Voulez-Vous jouer ? 
                    Non pas avec moi, pour moi - mais avec vous-mêmes, pour 
                    vous-mêmes : " C’sont vous-mêmes tels 
                    que vous êtes qui nous intéresse, vous avez votre 
                    part de rêve, votre part de réalité, d’émotion 
                    et de rire, de souvenirs et de projets, de sérieux 
                    et de gaieté, de solitude et de vie en commun ". 
                  C’est de la synthèse 
                    entre l’investigation sociologique et l’esprit ludique qu’est 
                    né le concept cher à Forest de space-media : 
                    l’espace de disponibilité expressive au sein d’une 
                    structure d’information. Le 12 janvier 1972 Forest achète 
                    150 cm2 d’un grand quotidien parisien du soir Le Monde. Le 
                    carré blanc paraît dans la page des arts accompagnée 
                    d’une légende qui incite les lecteurs à utiliser 
                    l’espace libre à leur gré. Des centaines et 
                    des centaines de réponses afflueront : il serait intéressant 
                    de les classer, de les décoder, de les analyser. C’est 
                    le sujet de tout un livre, d’une véritable thèse. 
                    Si nous voulons demeurer au plan quantitatif, disons que cette 
                    animation space-media a été un succès 
                    dans la mesure où elle a débloqué le 
                    réflexe fétichiste du lecteur par rapport à 
                    son propre journal. On écrit à l’éditeur 
                    pour approuver ou pour protester : la motivation n’est jamais 
                    gratuite. Au contraire de l’espace blanc dans le journal, 
                    c’est le feu vert donné à l’imagination, consciente 
                    ou sub-consciente : libre au lecteur d’en user ou d’en abuser. 
                    Le même propos repris au niveau de la radio, de la télévision 
                    ou d’un quotidien (La Tribune de Lausanne ) a produit les 
                    mêmes effets : sublata causa suffertur effectus. 
                  Les opérations " Vidéo 
                    et Troisième âge ", " Flash-film 
                    Interventions " tendent à donner à 
                    une collectivité ou à un groupe d’individus 
                    les moyens visuels ou audiovisuels de s’exprimer ensemble, 
                    à travers la réalisation d’un film ou d’une 
                    vidéocassette. 
                  Au-delà de l’animateur 
                    apparaît l’expérimentateur : ce matériel 
                    d’auto-expressivité devient objet culturel, objet d’étude 
                    sociologique. Lorsqu’en mai 1973, grâce à un 
                    circuit de télévision fermé en direct, 
                    Forest a fait passer la rue Guénégaud dans la 
                    galerie Germain, le sujet de cette exposition parisienne était 
                    en fait la révélation physique et temporelle 
                    de l’objet-rue Guénégaud. L’objet-rue ainsi 
                    capté par l’objectif de la caméra atteint à 
                    une réalité seconde, à une sur-objectivation 
                    pour ainsi dire. Tout se passe comme si Forest s’était 
                    lancé dans une vaste entreprise de récupération 
                    culturelle : récupération d’un immense capital 
                    virtuel d’expression spontanée à tous les niveaux 
                    de la vie quotidienne. Et c’est sans doute ce capital culturel 
                    qui est destiné à demeurer, une fois que toutes 
                    les cultures auront été oubliées, ces 
                    cultures qui sont tout aussi mortelles que les civilisations 
                    qui les soutiennent. L’information ainsi recueillie apparaît 
                    comme le témoignage d’un degré zéro de 
                    la Culture avec un grand C, c’est-à-dire d’une culture 
                    planétaire réduite à la quintessence 
                    des motivations humaines spontanées et élémentaires. 
                  Avec une remarquable obstination, 
                    après avoir surmonté l’épreuve psychologique 
                    de l’exil et de la réaclimatation à deux niveaux 
                    différents d’un même milieu culturel hégémonique, 
                    Fred Forest tire le bilan de sa propre expérience et 
                    nous propose un retour aux sources, aux sources de notre humanité 
                    profonde. De cette plage déserte (encore mais pour 
                    combien de temps ?) de Calabre où j’écris ces 
                    lignes, la démarche de l’ami Fred m’apparaît 
                    dans sa lumineuse clarté, elle contient la part la 
                    plus authentique de ce qui constitue l’espoir du monde : la 
                    communication à l’état pur entre les individus 
                    perceptifs. 
                  Pierre Restany 1974 
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