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Fred Forest - Retrospective
Art sociologique - Esthétique de la communication
Exposition Art génératif - Novembre 2000
Exposition Biennale 3000 - Sao Paulo - 2006

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> Annick Bureaud, Interview avec Fred Forest. réalisée le lundi 22 décembre 2008 à Paris

> Louis-José Lestocart : Entendre l’esthetique dans ses complexités

> Mario Costa
> Pierre Lévy et Philippe Breton
> Pierre Lévy - Séoul
> Pierre Restany/Fred Forest un compagnonnage de trente ans
> Pierre Lévy: Pour un modèle scientifique des communautés virtuelles (Ce texte est dedicacé à Fred Forest par Pierre Levy - Format PDF)
> " L'art contemporain est-il contemporain ? " Fred Forest, 2004

 

Polémique : quand le philosophe et le sociologue croisent le fer sur Internet…

Philippe Breton* et Pierre Lévy* sont de brillants universitaires qui font autorité, chacun à leur manière, dans les approches et la réflexion induites par le développement des réseaux et de l’Internet… Leurs analyses respectives, comme l’a mis en évidence de façon abrupte le " Monde Interactif " du mercredi 29 novembre 2000 avec une interview croisée, a révélé l’ampleur de leurs divergences ! À chacun de juger, maintenant, sur les arguments qu’ils avancent l’un et l’autre. Le Web Net Muséum a voulu aller plus loin en les plaçant, face-à-face, sur Internet. Sur notre proposition, ils ont donc " sportivement " accepté d’en découdre frontalement, et cela sur le principe de trois questions qu’ils se posent simultanément. Par souci d’équité, ni l’un, ni l’autre, ne disposait des réponses de leur homologue, avant de s’exprimer eux-mêmes Voici le résultat, ce sera à vous de juger !

Les trois questions de Philippe Breton à Pierre Lévy… et les trois réponses qu’en donne ce dernier :

PhB - Première question : ne penses-tu pas qu'un débat entre nous, je veux dire face-à-face dans une même pièce, aurait une bien meilleure qualité, une bien meilleure " intelligence " que ce simulacre de confrontation par questions en aveugle, qui me rappelle le test de Turing, par ailleurs assez sinistre sur le plan humain ? (Je crois savoir (je veux bien être démenti) que tu as refusé un tel débat dans le cadre du dossier que le " Monde interactif " a consacré à nos thèses et j'avoue ne pas attendre grand-chose de cette confrontation-ci.)

PL - Je t'ai rencontré face-à-face à plusieurs reprises et il ne m'a pas semblé qu'une merveilleuse compréhension mutuelle émanait de cette mise en présence des corps, c'est le moins que l'on puisse dire… sauf peut-être il y a très longtemps, à l'époque où nous étions amis. Par ailleurs, la communauté scientifique, à laquelle tu prétends appartenir a depuis très longtemps établi la tradition du débat écrit, depuis les lettres que faisait circuler le père Mersenne, jusqu'aux listes de discussions contemporaines en passant par les revues scientifiques. Voila qui explique ma préférence pour le débat écrit, au moins pour ce qui concerne nos relations. Je ne vois pas ce que le test de Turing vient faire ici.

PhB - Deuxième question : tu as la dent dure contre ceux qui critiquent l'ordre social actuel. Tu les ranges dans la catégorie du " ressentiment ". Mais ne penses-tu pas, de ton point de vue, que leur contestation, quelle qu'en soit la nature, fait partie aussi de ce que tu appelles l'intelligence collective ? Et si non, ta vision du monde ne risque-t-elle pas d’être interprétée à son tour comme singulièrement manichéiste ?

PL - Les médias classiques oscillent la plupart du temps entre les mauvaises nouvelles spectaculaires sans profondeur d'analyse et la niaiserie divertissante. Ceux qui maintiennent le plus efficacement l'ordre social actuel, ce sont les journalistes dénonçant la pourriture du monde à longueur de colonne et d'heures d'antenne, certes, mais ne présentant aucune compréhension globale ni aucune perspective d'émancipation. Merveilleuse double contrainte par blocage de l'imaginaire. Hélas, la posture critique est le nouveau conformisme, le nouveau conservatisme, particulièrement en France. Chez les journalistes, on le prend de haut, on n'est pas dupe, on en sait long : pas d'espoir, surtout ! Les poètes et les enthousiastes sont des cons. L'originalité de pensée est ridicule. Un scepticisme blasé, une infinie capacité de soupçonner, le ressentiment contre l'Amérique et " le marché " se font passer pour de l'intelligence. Or le rôle d'un penseur n'est pas de répéter ce que tout le monde a déjà entendu par le canal des médias. J'aime Internet justement parce que ce nouvel espace de communication fait sauter le monopole des journalistes sur la sphère publique, parce qu'il ouvre de manière remarquable la liberté d'expression, parce qu'il permet à tout un chacun de faire entendre sa voix, qu'elle soit celle de la passion, de la rage, de la dénonciation ou du partage de connaissances. L'intelligence collective ne se limite pas à la liberté d'expression mais cette liberté est sa condition sine qua non.
La critique active de l'ordre social actuel passe par la ligne utopique, mais fort pratique, du réseau, comme le montrent certains aspects forts intéressants du mouvement anti-mondialisation.

PhB - Troisième question : ne penses-tu pas qu'il y a une contradiction majeure à affirmer régulièrement, clairement, et avec beaucoup d'enthousiasme, que c'est sur Internet, transformé en " noosphère " teilhardienne, que devrait se passer la majeure et la meilleure partie de nos relations et en même temps à prendre une position de défense et de repli stratégique dès qu'il s'agit de défendre ce point de vue en public ? La noosphère ne nous débarrasse-t-elle pas du corps et de la rencontre physique ? Pourquoi au fond ne pas assumer la radicalité de tes positions ?

PL - Tu laisses entendre que j'aurais un programme d'abolition du corps mais que je n'oserais pas défendre cette position en public. Mais si je n'osais pas proclamer cette vue publiquement, affirmerais-je, comme tu dis, " régulièrement, clairement, et avec beaucoup d'enthousiasme " la nécessaire croissance de la noosphère ? Les choses sont extrêmement simples : il ne s'agit pas de choisir entre le corps et l'esprit. Oui, nous aurons de plus en plus de relations par l'intermédiaire du réseau, et cela est fort bien.
L'homme est un être de langage, le porteur de l'esprit, l'hôte de l'intelligence collective. Oui nous nous rencontrerons et nous nous mélangerons de plus en plus en chair et en os, comme le montre la montée des migrations, du tourisme, des voyages, des colloques et réunions de toutes sortes, sans parler des raffinements de la gastronomie. Nous sommes incarnés et notre condition corporelle elle-même connaît d'importantes mutations. Il s'agit du même processus d'artificialisation et de croissance des connexions. La voiture et le téléphone. Internet et l'avion et le TGV.
La promenade sur un chemin de montagne et la lecture d'un poème de Walt Whitmann. Ce n'est pas " ou bien, ou bien ", mais " et, et… ". Non pas ceci ou cela mais un processus global de métamorphose. Et le papillon s'envole.

Adieu, Philippe.

Les trois questions de Pierre Lévy à Philippe Breton et les trois réponses qu’en donne ce dernier…

PL - Tu analyses depuis plusieurs années les " discours d'accompagnement " des nouvelles technologies. Mais quelle est ta perception et ton interprétation du phénomène lui-même de croissance et de perfectionnement des outils de communication ?

PhB - Je suis guidé dans cette interprétation du développement des outils de communication par deux idées simples : les nouveaux outils dont l'humanité se dote à chaque étape de son histoire sont porteurs d'une charge ambivalente. Chacun de ces outils peut être mis aussi bien au service du bonheur que du malheur. Je ne partage donc absolument pas le point de vue optimiste, parfois naïf, selon lequel, en quelque sorte par nature , les techniques de communication seraient porteuses d'un progrès pour l'humanité. La deuxième idée est que je ne crois pas que les techniques marquent de leur empreinte de façon déterministe les sociétés humaines. Bien au contraire, ce sont les sociétés humaines qui sont à la source du processus d'innovation qui conditionne la forme et l'usage de nos objets. Ces deux idées sont évidemment solidaires. Pour le dire autrement, l'anthropologie des techniques n'existe pas, elle n'est qu'un cas particulier de l'anthropologie générale. Toute prétention de lire l'ensemble de notre destin anthropologique à travers les seules lunettes des techniques me fait penser à l'histoire qui dit que pour l'homme doté d'un marteau, le monde se réduit à un clou.

PL - Tu dénonces les dangers d'une disparition du corps et des rencontres réelles dues à l'utilisation croissante d'Internet. Pourtant, les transports réels, le tourisme, les voyages, les rencontres et les réunions physiques de toutes sortes sont en augmentation constante. De plus, les gens sont de plus en plus attentifs à leur corps, à la qualité de ce qu'ils mangent, etc. Pour moi, il s'agit de différentes modalités d'un seul phénomène multidimensionnel d'interconnexion et d'ouverture des possibles. Mais puisque tu opposes le réel et le virtuel, comment expliques-tu que les agences de voyages se portent si bien et que les aéroports soient toujours encombrés en pleine période de développement du cyberespace ?

PhB - Le développement des rencontres physiques aujourd'hui est un phénomène qu'il faudrait analyser plus finement. Il serait notamment nécessaire de rapporter l'augmentation effective des voyages à l'augmentation de la population. Cet accroissement est donc tout relatif. Il y a même un accroissement négatif pour toutes les populations qui cherchent à émigrer, ou simplement à aller chercher provisoirement du travail ailleurs, le plus souvent pour des raisons économiques. Le passage des frontières est actuellement une des plus grandes inégalités qui soient dans le monde : plus vous êtes riche plus vous êtes le bienvenu partout, plus vous êtes pauvre et plus les frontières vous sont imperméables. N'importe qui n'est pas un " planétaire ". On peut donc aujourd'hui communiquer relativement facilement mais beaucoup moins se déplacer physiquement. Mais là n'est pas l'essentiel. Ce que je critique ce sont les effets possibles d'un discours qui privilégie systématiquement la communication à distance, qui la valorise, et qui présente le monde matériel, extérieur, comme le fait le plus souvent par exemple la publicité pour Internet, comme un monde dangereux, sale, repoussant. Il serait souhaitable, et je suis sans doute d’accord avec toi sur ce point, que le développement des communications à distance ne s'oppose au développement de la rencontre directe. Ce serait là un idéal à atteindre, mais il faudrait pour cela que le discours d'accompagnement d'Internet renonce à ce qui est le noyau de son attrait : la promesse d'une virtualisation généralisée. Es-tu prêt à ce renoncement ?

PL - Tu rappelles aux Catholiques que Teilhard de Chardin n'était pas en odeur de sainteté et tu décèles chez moi l'hérésie religieuse. Que penses-tu de cette déclaration du Dalaï Lama : " Nous sommes plus de cinq milliards d'êtres humains et, en un sens, je pense que ce dont nous avons besoin c'est de cinq milliards de religions différentes. "

PhB - J'ai simplement voulu souligner la contradiction qui existe à mon avis entre l'humanisme et la nouvelle spiritualité à la formation de laquelle tu participes. Je l'ai dit, je le maintiens et je le rappelle chaque fois que je prends la parole en public sur cette question, je respecte toutes les croyances et je me bats pour qu'elles soient considérées comme respectables. Ce faisant, je plaide aussi pour ma cause. Ma critique est double : d'abord quant au fait que l'on mélange les techniques avec la spiritualité, ensuite qu'il n'y ait pas de vrai débat sur les enjeux sociaux et culturels associés aux nouvelles technologies. Ces deux points sont liés. Tu n'es pas sans te souvenir, puisque tu as fait ta thèse sur la liberté en Grèce, que la démocratie n'a été possible qu'au prix de la séparation de l'acropole et de l'agora. Une croyance religieuse étant indiscutable, il n'y a pas de débat possible sur ce qu'elle imprègne. La nouvelle spiritualité qui entoure Internet et qui est candidate à lui donner du sens empêche le débat. C'est pour cela que je la critique. C'est exactement la contradiction dans laquelle se trouvait Teilhard de Chardin dans sa volonté de faire communiquer les deux mondes : la science et la religion. Que cette nouvelle spiritualité soit individualiste au sens où chacun aurait une religion différente ne change rien à l'affaire.

À vous maintenant de vous faire une opinion et… éventuellement de nous la faire partager !

Le Web Net Museum se veut aussi un lieu de débat…

press@webnetmuseum.org

À Pierre Lévy et Philippe Breton, même si cette confrontation ne les a pas conduit à tomber d’accord, il s’en faut… merci d’avoir accepté l’un et l’autre, aussi spontanément, de répondre à notre invitation.

*Philippe Breton, Le Culte d’Internet ( La Découverte 2000 )

*Pierre Lévy, World Philosophie ( Odile Jacob 2000 )

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